Génèse

Par Fabien Brizard, journaliste et animateur radio

Cela fait plus de trente ans que Yann Arthus-Bertrand capture les Français dans leur réalité la plus authentique. Loin des images stéréotypées ou des figures figées des chiffres et des statistiques, il photographie des visages vivants, des histoires humaines, des individus dans toute leur singularité. Des visages que l’on croise tous les jours sans vraiment les voir et pourtant ils nous paraissent familiers, grâce à un regard, une posture, un sourire. Des visages et des vies que ce photographe humaniste et engagé, connu dans le monde entier pour La Terre vue du ciel, a voulu rassembler dans un même cadre, sous une même lumière, sur une même toile.

C’est au tournant des années 1990 que naît, presque par hasard, cette aventure photographique. À l’époque, Yann Arthus-Bertrand est déjà un photographe reconnu, enchaînant les reportages aux quatre coins du monde. Un jour, en passant devant le Salon de l’agriculture, il ressent l’envie de revenir à ce qui l’a toujours fasciné : les animaux. Il installe alors un studio photo dans les allées du Salon. Cette idée va marquer un tournant décisif dans sa carrière.

C’est là que naît une intuition qui ne le quittera plus : ce n’est pas seulement l’animal qui l’attire, mais le lien qui unit l’animal à l’homme. Une attention silencieuse et un contact mesuré : dans ce lien, déjà, se devine une forme élargie de portrait social. Le studio est équipé d’une toile de jute en guise de fond, la fameuse “bâche”, déjà utilisée en Nouvelle-Guinée et inspirée des portraits de Nadar ou d’Irving Penn. Cette bâche deviendra sa signature visuelle, effaçant le décor pour ne garder que l’essentiel : la per- sonne. Elle gomme les repères sociaux, géographiques, culturels, pour laisser parler les regards et les présences. Le dispositif, simple et direct, permet de photographier sans artifice. Il crée un espace égalitaire, où chacun a droit à la même lumière. Ce premier projet, Bestiaux, donne lieu à un livre devenu culte.

Viendront ensuite Les Chiens, Les Chats, Les Chevaux… Mais ce que Yann Arthus-Bertrand découvre surtout, c’est ce plaisir immense à photographier les gens. Leur fierté, leur pudeur, leur vérité. En 1993, le magazine L’Express qui commande une série de portraits pour son numéro spécial anniversaire. Le photographe saisit l’occasion. Il commence par ceux qui l’entourent : son facteur, son boulanger, son épicier. Il photographie aussi des figures connues, comme François Mitterrand ou Jean-Paul Gaultier, toujours devant la même toile neutre, toujours avec cette même intention : révéler, et non décorer. Une seconde collaboration avec L’Express a lieu en 2000, pour un numéro à nouveau titré “Les Français”.

Sans le savoir, Yann Arthus-Bertrand jette alors les bases d’un projet beaucoup plus vaste, qu’il ne reprendra que trente ans plus tard, encouragé par une rencontre décisive avec le démographe et historien Hervé Le Bras. Ensemble, ils décident d’enrichir cette fresque photographique d’une lecture démographique et pédagogique, de donner une nouvelle ampleur à cette galerie de portraits humains.

En 2023, un studio photo mobile est lancé. Il sillonnera la France pendant deux ans, traversant villes et campagnes, festivals et petites communes, institutions et lieux improbables. De Montier-en-Der à La Gacilly, de Gex à la Fête de l’Humanité, des Haras nationaux à des gymnases de quartier, l’équipe installe à chaque fois le même dispositif : la fameuse bâche, les lumières, l’appareil. Et surtout, une atmosphère. À l’entrée, on donne quelques consignes : venir avec des couleurs, un objet, un outil, une tenue qui parle. On invite à raconter un peu de soi, à se présenter sans fard. Une infirmière de nuit arrive les traits tirés mais sourit de se sentir “vue”. Une famille pose, main dans la main. Un couple de pâtissiers vient avec ses créations. Un homme pose avec son chien. Il n’y a pas de décor, pas de mise en scène sophistiquée. Le sujet est l’image. C’est en cela que Yann Arthus-Bertrand se sent davantage photographe de village qu’artiste photographe : proche des gens, enraciné dans le réel, à l’écoute de chacun. C’est dans cette simplicité que réside la puissance du projet. La photographie devient ici un espace de reconnaissance, d’estime, presque de réconciliation. Pas de hiérarchie : chacun est photographié de la même manière.

Qu’il soit avocat, ouvrier, retraitée, danseuse, étudiant, agricultrice, enfant timide ou personne transgenre. Il n’est pas question ici de dresser un catalogue ou un bilan. Mais de laisser exister, côte à côte, tous ces visages qui forment la France d’aujourd’hui. Yann Arthus-Bertrand photographie à hauteur d’yeux. Il ne dirige pas, il propose. Il cherche, avec patience, le moment juste. Ce point de bascule où le sujet cesse de poser et commence à exister. Il dit souvent : “Elle est faite”, une fois l’image obtenue. Pas parfaite, mais juste. Car ce qu’il cherche, ce n’est pas une performance. C’est une sincérité.

Chaque journée dans le studio est un petit théâtre de vie. Des inconnus qui se rencontrent, échangent, se racontent. Il y a des rires, des larmes, des hésitations, des enthousiasmes. Il y a la rigueur tranquille de Françoise, bras droit fidèle de Yann depuis plus de trente ans, qui orchestre les séances avec une précision bienveillante. Il y a les bénévoles, les passants curieux, les enfants qui veulent voir les photos “tout de suite”. Et puis il y a la magie de cette bâche. Cette toile de jute banale devenue mythique, qui égalise les chances et magnifie les différences. Elle capte les regards, donne une unité visuelle à la diversité des sujets. Elle fait écho à toute une tradition photographique, comme le photographe malien Seydou Keïta, et incarne ici une volonté : regarder la France en face. Sans filtre, sans détour. Avec douceur, avec exigence.

Ce livre, France, un album de famille, est le fruit de cette aventure collective. Il ne prétend pas représenter toute la France, mais il en donne une image juste, sensible, humaine. Une France des visages, des métiers, des passions, des familles, des trajectoires. Une France qui doute, qui avance, qui rit, qui s’interroge. Une France en mouvement. C’est une tentative, aussi belle qu’imparfaite, de dresser un portrait vivant de notre pays. Une archive du présent. Une polyphonie de regards. Peut-être y reconnaîtrez-vous un proche. Peut-être vous y reconnaîtrez-vous vous-même. Car ce livre est aussi cela : une invitation à se regarder, ensemble, autrement.